Imaginons qu’il y ait plusieurs façons de se comporter, de se sentir soi-même dans le monde.
Bien évidemment, on pourrait imaginer que les comportements et sentiments - et les actes qui indiquent le soi - sont non seulement multiples, mais potentiellement infinis.
Cependant, pour que l’on puisse proposer un postulat de départ, je propose que l’on commence avec quatre (et non pas mille et une) façons de se reconnaître dans le monde.
Voyons ce que cette proposition nous donne.
1
Premièrement, on observe des personnes (autrui) qui ne se comportent pas du tout comme elles devraient.
En fait, il est préférable de dire que l’on juge des comportements. On juge que ni les comportements, ni les actes qui les précèdent, les accompagnent ou les suivent sont appropriés (les personnes eux-mêmes pourraient changer, bien entendu, mais les comportements et actes sont faits et existent, dès qu’ils sont achevés.)
Même si on ne dit rien à ces personnes, même si on ne fait pas de commentaires à autrui, on se dit à soi-même que ces comportements et ces actes doivent être rejetés.
On peut tenter de se cacher à soi-même le fait que nous jugions autrui, cependant il paraît préférable de l’assumer.
La première étape donc, c’est la reconnaissance du rejet.
Et on se distingue des autres par ce rejet : « Moi, je ne suis pas comme ça ; je ne me comporte pas comme cela ; ce n’est pas ma façon de vivre. » Je suis autre.
Je suis ainsi, pas autrement.
2
Deuxièmement, on observe et reconnaît des comportements et des actes qui ne sont pas tout à fait étrangers à soi.
Dans ce cas-là, le soi s'aperçoit que l’autre en face de lui n’est pas fondamentalement autrui.
Le soi arrive à se reconnaître en partie, mais ça ne veut pas dire que cette reconnaissance est nécessairement et complètement un plaisir. Le désagréable se mêle à l'agréable ; le plaisir est interrompu par des prises de conscience soudaines ; elles sont difficiles et peuvent prendre du temps.
Un plaisir imparfait, qui débute comme une pensée, une réflexion, un silence dans le cœur, mais pas dans la tête… et qui se poursuit neuf fois sur dix en questionnement : « est-ce vrai que, moi, j’ai fait des choses pareilles ? Qu’est-ce que ça peut faire si je me comportais comme cela ? Qui m’a déjà vu ou entendu dire ces genres de choses… choses étranges ou désagréables ? »
Ici on parle d'une conversation, un dialogue avec soi, basé précairement sur des sentiments et des pensées qui ne sont pas amies, pas les bienvenues.
La deuxième étape donc, c’est la reconnaissance d’une affinité.
On apprend des comportements et actes par le fait qu’on les a déjà imaginés, anticipés dans la vie à venir. On approfondit la reconnaissance de soi-même par l’observation de l’autre.
Je pourrais être ainsi, moi aussi.
3
Troisièmement, je prospère dans un monde ou les comportements et les actes environnants se mêlent et s’expriment à ma propre voix, mes propres gestes, mes propres actes. Je me sens à l’aise et les autres sont mes amis.
Dans cette étape, les jugements, s’ils restent en moi, sont indulgents - ou tout du moins, ils ne durent pas longtemps. Ils ne sont pas amers.
Ici, on parle d’un dialogue avec soi plus léger, plus spontané. Même si nos dialogues sont abscons, ils ne pèsent pas péniblement dans l'esprit.
Ces dialogues sont en moi et je les partage volontiers avec les autres. Ces dialogues trouvent leur racine dans des sentiments ; ils sont exprimés par des mots et pensées qui viennent de moi ou d’autrui.
En outre, cela m’est égal que je les exprime ou que l’autre les disent, car les mots que je partage me procurent beaucoup de plaisir.
Je me comporte en tant que membre d’un groupe, comme quelqu’un qui ne va pas surprendre ; ou du moins, qui ne surprend pas trop souvent et pas trop profondément. Je suis fiable, digne de confiance ; je soutiens les autres comme ils me soutiennent - on est ensemble, à l’aise, dans nos 'affinités électives.'
La troisième étape illustre une stabilité. Je suis avec les autres, je suis comme l’autre. Je le sais et je le sens.
Même mes mots ne sont pas strictement nécessaires ; on s’entend de toute façon.
4
Quatrièmement, il y a des comportements et des actes que je ne comprends pas du tout, il n’y a pas de question de reconnaissance.
Ici, on se confronte à l’inconnu.
Dans cette étape, on se rend compte que les comportements et les actes ‘de l’autre rive’ (pour ainsi dire) ne peuvent pas être rejetés (ils sont intrinsèquement intéressants) ; je ne les trouve pas en moi (ils ne m’apprennent rien ; c’est-à-dire, il n’y a pas d’approfondissement de soi) ; et personne que je connais ne s’exprime comme cet autre.
L'inconnu, au premier abord, vient du cœur.
Cette incompréhensibilité du cœur inconnu est sincère, au moins si on croit que tout ce qui vient de cet endroit (état) ne peut pas être mensonger.
Ceci n’est pas la seule vérité, mais c’est quand même une vérité qui pèse lourd et qui surprend.
Je peux m’exprimer et je suis capable de faire des choses que je ne comprends pas, qui viennent de mon cœur, qui sont tout à fait nouvelles. Ici existe une problématique : comment reconnaître l’inconnu.
L'inconnu n’est pas toujours et partout héroïque ou grandiose. Les comportements et actes qui nous surprennent ne sont pas réductibles à l'écriture romanesque ou épique.
Les faits incompréhensibles peuvent tout à fait être inoffensifs.
La quatrième étape consiste alors en une confrontation d’une nouveauté dans le monde, un nouveau monde (le petit monde ou le grand monde extérieur, quoi qu’il en soit) - et on ne sait pas comment rejeter ce monde, d’en tirer des leçons ou comment s’exprimer facilement en son sein.
L’autrui nous montre tout ce qu’on ne sait pas, tout ce qu’on ne reconnaît pas en soi-même.
On pourrait commencer ou finir par cette reconnaissance, cette étape, mais l’issue est similaire : une ouverture à un monde inconnu.
Les actes qui suivent cette reconnaissance, les actes de soi qui se trouvent dans un contexte sans frontières, les actes immédiats et plus considérés vont déterminer la valeur de cette ouverture. La valeur n’est pas établie ; elle s'institue en s’adaptant à l’inconnu.
Je suis, finalement, ce que je pourrais être.
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